« Les gens d’ici ressemblent à leur chemin ».
Quel pari réussi !!
Les pierres d’une ancestrale maison cévenole racontent et veillent l’arrivée et la disparition d’un enfant handicapé sans geste, sans regard, sans parole qui va métamorphoser chaque membre d’une famille, de fait, coupée du monde.
Dans ce monde régi par un principe de normalité une fratrie s’adapte, chemine, renaît, se répare.
Cette fracture familiale va donc être perçue, observée par ces pierres à travers trois points de vue : l’aîné, la cadette et le petit dernier. La singularité et les incapacités vont les pousser dans leurs propres retranchements.
« Ils se tenaient donc sur la faille, entre un temps révolu et un avenir terrible, qui, l’un comme l’autre, appuyaient de leur poids de douleur. »
« Personne ne comprit réellement qu’à cet instant-là, une fracture se dessinait. Bientôt, les parents parleraient de leurs derniers instants d’insouciance, or, l’insouciance, perverse notion, ne se savoure qu’une fois éteinte, lorsqu’elle est devenue souvenir. »
Chaque membre de la fratrie va se désaxer, se mettre à distance, éprouver de multiples sentiments et les accepter.
L’ainé va se sacrifier. Cet être dévoué perd sa paix intérieur, il va aimer en aîné dans cette inquiétude permanente. Il s’engage à ce que son frère laisse une trace.
« Inadapté peut-être, mais qui d’autre avait le pouvoir d’enrichir autant? ».
Il développera un infralangage, le langage des sens, et la science du silence : il échangera sans mot, sans geste et l’amènera vers une communion avec la nature des Cévennes, son langage, ses sons, ses odeurs et suivra son instinct animal. Il va être à l’écoute du monde tout en s’en isolant par amour pour son frère.
« L’enfant ne pouvait ni voir ni saisir ni parler, mais il pouvait entendre. Par conséquent, l’aîné modula sa voix. Il lui chuchotait les nuances de vert que le paysage déployait sous ses yeux, le vert amande, le vif, le bronze, le tendre, le scintillant, le strié de jaune, le mat. Il froissait des branches de verveine séchée contre son oreille. »
La cadette quant à elle, dans un premier temps, compare son frère à un désastre qui aspire toutes les forces. Elle sera traversée par un sentiment de rejet, de jalousie, de dégoût et d’indifférence face à cet être particulier qui prend autant de place, et décide de le fuir. Sa grand-mère lui offre une normalité, va l’autoriser à ressentir et exprimer ce qui la traverse.
Elle est la force debout, la colère.
« A vivre parmi les ruines, autant les fabriquer ».
Cette rage va faire place, au décès de son frère, à une volonté de reconstruction. Elle décide de bâtir des contreforts sur sa famille à bout de bras.
Le dernier voit ensuite le jour à l’ombre de son presque soi.
Il va devoir avancer avec ce fantôme, s’adapter et va symboliser la convalescence.
Les parents sont quant à eux en arrière plan dans ce récit, telles des ombres chinoises. On y perçoit leur solitude notamment lorsqu’à travers la voix de l’aîné les pierres détaillent le marathon administratif dans lequel ils se débattent, soufrent, luttent et tentent de conserver un peu de dignité à leur enfant.
Et toute la luminosité de ce livre prend son sens lorsque ces parents ont le dernier mot :
« Un blessé, une frondeuse, un inadapté, un sorcier.
Joli travail.
Et ils sourient. »
Clara Dupont-Monod termine son livre sur un sourire… et j’ai pleuré…
Ce texte est imprégné du sentiment d’amour; la famille à l’image de ces pierres qui se soutiennent les unes les autres est le lieu fondateur, protecteur, un refuge.
A n’en pas douter un roman magistral qu’il faut lire absolument.
« Alors il osa : « Il n’y a qu’une lettre qui sépare “livre” et “libre”. Si tu ne lis plus, c’est que tu es complètement enfermé. »