Dans ce très bon roman, Nathalie Azoulai raconte la fille parfaite incarnée par la symbiose d’Adèle et Rachel. L’une connaît une passion pour les mathématiques, pour l’autre celle des Lettres. A elles deux, ces deux jeunes filles puis femmes couvrent le spectre de la connaissance.
« Elle a dit, c’est génial finalement, considère qu’on est les deux filles d’une seule et même famille : l’une fera des maths, l’autre des lettres. Nos parents auront le sentiment d’avoir accompli une progéniture parfaite, qui couvre tout le spectre. Tu te rends compte, où qu’ils tournent la tête, nos parents, il y a toujours une de leurs deux filles pour savoir. Ce doit être extrêmement satisfaisant pour des parents, tu ne crois pas, d’atteindre ces extrémités, des confins qui se confondent ? Et puis, nous sommes des filles, ça ne s’est jamais vu. Il y a des tas de frères célèbres, avec un grand scientifique et un grand homme de lettres, les James, les Huxley, les Flaubert, les Proust, mais tu remarqueras, chaque fois, ce que retient la postérité, c’est l’écrivain. C’est injuste mais c’est comme ça, de nous deux, c’est toi qui resteras, pas moi ».
Cette histoire s’ouvre sur la mort d’Adèle, 46 ans. Elle se pend.
« On ne se pend pas sans penser à l’image qu’on va produire, la stupeur, le face à face des deux corps à la verticale, le vivant et le mort, l’effet du poids qui pend, l’effroi pantois du premier témoin, la misère crue de la dépouille. »
Rachel, son amie de toujours, est délestée, délivrée.
L’auteur va déployer le temps, grâce à des rétrospectives, pour raconter une amitié ponctuée d’interruptions : elle interroge par ce biais, le rapport entre ces deux entités, les mathématiques et la littérature et de manière plus large amène une réflexion sur le déterminisme du choix d’orientation, d’existence des femmes, ce qui est irréversible et ce qui ne l’est pas, le rapport à la vérité.
« Outre les métaphores, ce qui reste le plus difficile – surtout pour une femme, car les femmes y sont plus sujettes, comme si elles restaient éternellement les petites chéries de leur papa-, c’est de trouver la voix juste, adulte, pas celle d’une fillette désemparée, espiègle ou émerveillée, un ton de voix qui soit sobre et posé, disons en place, comme pour chanter. »
Adèle et Rachel ont grandi dans deux familles les Deville grands bourgeois littéraires et les Pinker, d’origine plus modeste, aux prises de la rationalité, la logique, dont leur vie, leur mode de pensée n’est guidé que par les sciences. Les Pinker détestent l’approximation. Il faut comprendre, expliquer, démontrer.
« Le père d’Adèle a enchaîné sur le fait que les lettres, la philosophie, la poésie sont propices à la mélancolie, voire à la folie, qu’au moins les maths et les équations serrent votre esprit dans un étau qui l’empêche de dériver vers les gouffres ».
Rachel, quant à elle, a une intelligence plus émotionnelle. Elle va subir une métamorphose kafkaïenne durant son adolescence : elle se désavoue, se perd, se délite moralement et physiquement. La rationalité va l’étouffer. Adèle avait une obsession : être symétrique à Rachel. Rachel devient ainsi bilingue.
S’en suit une relation de rivalité, des rapports de force, des moments de fusion puis de séparation. Rachel va devoir respirer, souffler, se retrouver.
Un livre profond, d’une belle intelligence à découvrir.